LA BIBLIOTHÈQUE RUSSE ET SLAVE

 LITTÉRATURE TCHÈQUE

 


Jan Neruda

1834 – 1891

 

 

 

 

 

LE VAMPIRE

(Vampýr)

 

 

  

1871

 

 

 

 

 


Traduction de P. Patrys, parue dans la Revue Générale, 1888.

 


 

 

 

 

 

Le petit bateau à vapeur qui fait journellement le service d’aller et retour entre Constantinople et les îles nous ayant transportés sur la rive de Prinkipo, on y prit terre.

La société ne se composait que de quelques personnes : Une famille polonaise, le père, la mère, la fille et le fiancé, puis nous deux. Je dois pourtant avouer, pour n’oublier personne, la présence d’un septième voyageur. Sur le pont de bois, jeté au-dessus de la Corne d’or de Stamboul, un Grec, jeune encore, s’était joint à nous ; à en juger par un carton qu’il portait sous son bras, c’était un peintre. De longues boucles noires tombaient plus bas que ses épaules, sa figure était pâle et l’œil sombre s’enfonçait dans l’orbite. De prime abord, cet homme m’intéressa ; il était si serviable et sa connaissance des endroits que nous visitions semblait très profonde. Puis il me sembla bavard, par trop loquace et après dix minutes d’entretien je me lassai de sa compagnie. Cette déconvenue me fit trouver d’autant plus agréable la famille polonaise. Les parents étaient de bonnes gens sincères ; le fiancé jeune, élégant, avait les manières d’un homme du monde. Ils allaient à Prinkipo pour y passer les mois d’été ; la jeune fille, quelque peu souffrante, ayant besoin pour se remettre de se baigner dans cet air du Midi.

La jolie et pâle enfant relevait peut-être d’une grave maladie, ou bien elle en portait le germe en elle. Elle s’appuyait sur le bras de son fiancé, se reposait souvent à ses côtés, et alors une petite toux sèche interrompait plusieurs fois leurs aimables chuchotements. Toutes les fois qu’elle toussait, son compagnon s’arrêtait de marcher, plein de prévenances et d’attention. Il la contemplait alors avec une pitié pleine de tendresse et la jeune fille de relever les yeux vers lui, comme pour dire : « Tu vois bien que ce n’est rien, je suis heureuse ! » Et naïfs, ils allaient croyant au bonheur et à la guérison.

D’après les recommandations du Grec, qui se sépara aussitôt de nous sur le môle, la famille descendit dans un hôtel tenu par un Français. Sans occuper une situation trop élevée, cette maison offrait une vue des plus ravissantes et, installée à l’européenne, était pourvue de tous les conforts modernes.

Nous déjeunâmes de concert, et quand plus tard la chaleur de midi fut un peu tombée, tout le monde gravit, en prenant et son temps et ses aises, la pente de la montagne jusqu’à un bosquet de pins d’où l’on pouvait jouir du panorama. À peine avions-nous découvert une place convenable et nous étions nous installés, que le Grec fit son apparition de nouveau. Il salua légèrement, explora un moment le terrain et s’assit alors également, à quelques pas. Il ouvrit son carton et commença à dessiner.

— « Je crois qu’il ne s’adosse au rocher que pour nous empêcher de suivre son dessin ».

— « Nous n’avons donc pas besoin de le regarder », dit le jeune Polonais, « ce qui se déroule à nos yeux ne nous suffit-il donc pas ? » Et après un moment il ajouta : « Il me semble qu’il nous dessine aussi, comme ornement de son paysage. — À son aise ! »

Et en effet, nous avions assez à voir. Il n’existe sûrement par toute la terre pas un petit endroit plus beau et plus heureux que Prinkipo. Irène, la martyre politique, contemporaine de Charlemagne y passa un mois « en exil » — ... Vivre ici un mois entier, tout le reste de mon existence serait illuminé de ce souvenir. Je ne saurais donc oublier l’unique journée que j’ai consacrée à cette excursion.

L’air était si pur, la brise si douce, l’atmosphère si parfumé, que l’œil glissait d’un horizon à l’autre comme se balançant sur du duvet. À droite, à côté de la mer, s’élevaient les montagnes brunes d’Asie, à gauche, bien loin, bleuissait la rive escarpée d’Europe. L’île avoisinante de Schalki, une des neufs de l’archipel des Princes, se dressait avec ses forêts de cyprès comme un songe lugubre. De plus, pour ajouter à ce sinistre aspect, on la couronne d’un bâtiment considérable — un asile pour les aliénés.

L’eau de la mer de Marmara n’ondulait que légèrement et, semblable à une opale gigantesque et brillante, affectait toutes les couleurs. Dans le lointain, l’onde était blanche comme du lait, un peu plus près elle semblait rosâtre ; entre les deux îles, elle brillait comme une orange d’or et dans le fond au-dessous de nous, c’était le bleu des saphirs. Elle restait seule avec sa beauté séductrice ; nulle part, on n’apercevait un navire de haut bord ; seuls, le long de la rive de l’île, voguaient de côté et d’autre deux bateaux portant pavillon anglais ; l’un était un petit vapeur, grand comme une cabane de garde, l’autre avait un équipage de douze hommes et comme leurs rames s’élevaient régulièrement, on en voyait couler et jaillir de l’eau, argent embrasé. Des dauphins confiants se pressaient entre les bateaux et volaient décrivant des courbes au-dessus des flots. Dans le ciel bleu, des aigles gigantesques passaient d’un vol tranquille d’une partie du monde à l’autre.

Toute la pente de la montagne sous nous était couverte de roses en fleurs et l’air embaumait, saturé de leur parfum. Des arcades du café au bord de la mer on entendait venir une musique atténuée par l’éloignement et portant au rêve.

L’impression était saisissante. Nos voix restaient muettes et tout notre être s’abandonnait à ce tableau ravissant... La jeune Polonaise était étendue sur le gazon et sa tête reposait sur la poitrine du bien-aimé. L’ovale pâle de sa tendre petite figure prit une légère coloration, et de ses yeux bleus jaillirent soudain des larmes. Le fiancé comprit son émotion, et se penchant vers elle but ses larmes l’une après l’autre. La mère regardait et il lui arriva ce qui était survenu à sa fille ; et moi, qui regardais aussi, je sentais mon âme déborder.

— « Ici le cœur et l’esprit doivent se remettre », murmura la jeune fille.

— « Quel beau pays ! — Je n’ai pas d’ennemis, Dieu le sait, — mais si j’en avais, ici je leur pardonnerais sûrement », dit le père d’une voix tremblante.

Et de nouveau le silence se fit. Tous éprouvaient un sentiment d’une douceur indicible. Chacun sentait en soi comme un monde de bonheur et aurait souhaité en faire part à l’univers entier. En proie aux mêmes sensations, dominé par les mêmes sentiments, on n’osait d’un mot rompre cette paix.

C’est à peine si nous nous aperçûmes qu’au bout d’une heure à peu près, le Grec se leva, ferma son carton, et nous ayant adressé un court salut, disparut de nouveau d’un pas léger. Nous restâmes absorbés dans notre contemplation muette.

Enfin, après plusieurs heures, quand l’horizon prit déjà la couleur violette, si ravissante dans le Midi, des couchers de soleil, la mère exhorta au départ. Nous descendîmes lentement vers l’hôtel, lentement, mais d’un pas élastique, comme des enfants sans soucis. À l’hôtel, nous nous assîmes à l’air, protégés par une marquise. À peine y étions-nous installés, qu’on entendit sous le berceau retentir le bruit d’une dispute et d’injures échangées. Notre Grec se disputait avec l’hôte ; nous écoutâmes pour nous divertir.

La conversation ne dura pas longtemps. « Si je n’avais point d’autres clients ici que des gens de la sorte ! gronda l’hôte en matière de conclusion, et il monta l’escalier allant à nous.

— « Quel est ce monsieur ? je vous prie, demanda le jeune Polonais, lorsque l’hôte se fut avancé tout près de notre table, comment se nomme-t-il ? — « Eh ! qui diable voulez-vous qui sache comment se nomme cet individu », continua de murmurer l’hôte, et il regarda mécontent au-dessus de la terrasse, « pour nous c’est le vampire ».

— « Un peintre — n’est-ce pas ?

— « Vampire vous dis-je. Propre métier ! Il ne peint que des cadavres. Aussitôt que quelqu’un meurt à Constantinople ou dans les environs, cet individu a déjà fini le portrait du défunt le jour même. Il sent la mort et la peint d’avance sans jamais se tromper, le vautour ! »

La vieille Polonaise poussa un cri d’effroi : dans ses bras sa fille venait de tomber évanouie, blanche comme un linge. Déjà son fiancé avait sauté au bas des escaliers : il saisit d’une main le Grec à la gorge et tendit l’autre vers le carton.

Nous le suivîmes en hâte. Les deux hommes roulaient déjà dans le sable. Du carton entr’ouvert, les feuilles de papier à dessin s’étaient échappées et sur l’une d’elles se trouvait retracée d’une manière frappante, la tête de la jeune Polonaise, les yeux fermés, une couronne de myrtes autour du front.

 

 


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Texte établi par la Bibliothèque russe et slave ; déposé sur Wikisource en septembre 2009 et sur le site de la Bibliothèque le 20 janvier 2011.

 

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